Le 1er
avril 1994, Kurt Cobain quitte le centre de désintoxication de
Marina Del Rey, en Californie. Sa disparition est signalée un
peu plus tard. Une semaine après, Cobain est retrouvé mort.
Je m'appelle Tom Grant. Je suis détective privé agréé par
l'État de Californie, et ancien détective au Bureau du shérif
de Los Angeles. Le 3 avril 1994, j'ai été engagé par Courtney
Love, épouse de Cobain, pour retrouver la trace de son mari. Mme
Love séjournait alors à Los Angeles. C'est de là que je suis
parti pour Seattle, ville où résidait le couple, avec Cylan
Carlson, le meilleur ami de Cobain.
Quand, un peu plus tard, le corps de Cobain a été découvert
dans la pièce au-dessus du garage, la police a conclu qu'il
s'agissait d'un suicide.
Je n'étais pas de cet avis. Pas plus qu'une amie proche du
couple Cobain, ou qu'une de leurs avocates, Rosemary Carrol.
Quelque chose sonnait faux dans tout cela, terriblement faux.
LE MEURTRE DE KURT COBAIN
Résoudre
un mystère n'est pas toujours le travail le plus difficile pour
un enquêteur. La véritable difficulté vient parfois des
barrières que la police dresse entre elle et les détectives
privés.
Depuis la découverte du corps de Kurt, le 8 avril, je continue
mon enquête à propos du mystère qui entoure les circonstances
de sa mort. Durant la première phase de l'enquête, des erreurs
ont été commises, par la police et par moi-même. Cela arrive
souvent dans les affaires complexes.
Certains ont tenté, et tentent encore, deme discréditer. Si
l'un d'eux est directement impliqué dans cette affaire, c'est à
lui que je m'adresse : je prendrai peut-être quelques coups ici
et là, mais quels que soient l'influence, l'argent ou le pouvoir
que vous pensez détenir, vous vous attaquez à plus fort que
vous.
Kurt Cobain voulait laisser tomber. Laisser tomber les concerts,
le groupe, le business qui lui imposait de produire sa musique au
lieu de jouer simplement. Mais Kurt Cobain ne voulait pas laisser
tomber la vie.
Selon moi, Kurt Cobain est mort dans la nuit du dimanche 3 avril,
ou tôt le matin du lundi 4 avril. Ceux qui déclarent l'avoir vu
après 7 h 30 lundi matin sont des menteurs. La plupart des
informations fournies par ces "témoins" ont été,
cependant, délibérément répandues dans les médias.
Deux personnes au moins savaient que Kurt était mort avant que
je parte pour Seattle à sa recherche le mercredi 6 avril 1994.
Contrairement à ce que dit la police, la note retrouvée sur les
lieux du drame n'est pas une note de suicide adressée à
Courtney et Frances, mais une longue lettre destinée aux fans de
Kurt, et complétée d'une petite note en bas de page pour
Frances et Courtney.
La lettre explique sa décision d'arrêter les tournées, ainsi
que les représentations avec son groupe. Kurt quittait Seattle
pour l'Est du pays, où il voulait désormais demeurer avec des
amis. Il aspirait à un peu de solitude. Il ne voulait plus être
suivi par quiconque, même pas par sa femme. Voilà le sujet de
la lettre. Le seul et unique sujet de sa lettre. Elle a été
écrite par Kurt, à l'exception des mots suivants ajoutés à la
fin : "qui sera tellement plus heureux sans moi. Je vous
aime, je vous aime". Ces mots ont pu être ajoutés à son
insu.
L'enquête que j'ai entreprise est longue et fastidieuse. Elle
constitue un délicat exercice d'équilibriste. Il m'a fallu
trouver une position qui me permette à la fois de réunir des
informations et de rester intègre vis-à-vis de ma cliente.
Gardez vos yeux, vos oreilles et vos esprits ouverts. Car un
jour, cette affaire sera élucidée et ceux qui y sont impliqués
seront poursuivis en justice.
KURT COBAIN ÉTAIT LE LEADER AUSTÈRE ET ÉCLATANT DE NIRVANA, LE GROUPE GRUNGE AUX MULTIPLES DISQUES-PLATINE, QUI IMPRÉGNA DE SON STYLE LE SON DES ANNÉES 1990. LA SEMAINE DERNIÈRE, KURT COBAIN S'EST TUÉ.
Kurt
Cobain a vécu les dernières semaines de son existence dans un
climat délétère de méfiance, de peine et d'agitation. Dans
l'industrie du disque circulaient des rumeurs, selon lesquelles
l'auteur-compositeur-interprète de Nirvana était en train de
s'effondrer. On disait que Cobain, qui avait survécu à un coma
provoqué par l'injection de tranquillisants six semaines
auparavant, venait de subir une nouvelle overdose. Ces
supputations parurent s'avérer lorsque le groupe annonça
inopinément l'annulation de sa tournée d'été à Lollapalooza.
La vérité, semble-t-il, c'est que Cobain, qui prétendait avoir
vaincu sa dépendance à l'héroïne, continuait bel et bien à
faire usage de drogues. Un important représentant de l'industrie
du disque a déclaré à Time Magazine que, voici deux semaines,
l'épouse de Cobain, Courtney Love, chanteuse du groupe Hole, a
réuni des médecins et des amis à Seattle, au domicile du
couple, afin d'obliger son mari à se soigner. Les imprésarios
de Nirvana ont même menacé d'abandonner Cobain s'il ne se
désintoxicait pas vite fait. La manuvre a porté ses fruits
puisque Cobain a séjourné dans un centre de traitement en
Californie. Mais, d'après un rapport de disparition, rempli par
sa mère, Cobain s'en est échappé au début de la semaine
dernière. La police de Seattle a fouillé sommairement son
domicile, sans trouver trace du chanteur.
Vendredi dernier, un électricien se rend chez Cobain pour y
installer un système de sécurité. Comme personne ne répond à
son coup de sonnette, il fait le tour de la maison, et observe à
travers les fenêtres. Il lui semble qu'un mannequin est allongé
sur le sol, jusqu'à ce qu'il distingue ce qui pourrait être une
flaque de sang.
Lorsque la police et le coroner enfoncent la porte, ils trouvent
Cobain allongé par terre. Un fusil traîne sur le sol. Sur une
commode se trouve une lettre adressée à Courtney Love, sa
femme, et à leur fille Frances Bean, un bébé de 19 mois. Cette
lettre, rédigée à l'encre rouge, explique son suicide, et se
termine par les mots : "Je vous aime, je vous aime".
Kurt Cobain est mort à vingt-sept ans. La nouvelle tombe comme
un couperet pour des millions de fans, et MTV interrompt
aussitôt ses programmes habituels, les remplaçant par une
veillée funèbre, comme après la mort de John Fitzgerald
Kennedy. L'immense influence de Cobain explique la solennité
donnée à l'événement...
Nirvana apparut un beau jour aux confins les plus reculés du
rock'n'roll, avec un premier album, enregistré pour la modique
somme de six cent six dollars. L'album suivant, Nevermind, est un
savant mélange de chansons assourdissantes aux mélodies
accrocheuses, mi-punk, mi-Beatles.
Vendu à dix millions d'exemplaires et détrônant Dangerous de
Michael Jackson en tête des hit-parades, l'album captive toute
une génération. La mode grunge est lancée, et Seattle est
enfin célèbre pour autre chose que ses cappuccinos, son temps
déprimant et ses mauvaises équipes sportives. Rapidement,
d'autres groupes de rock originaires de la même ville, tout
aussi corrosifs, tels que Pearl Jam, Mudhoney et Alice In Chains,
rejoignent Nirvana aux sommets de la gloire. Au début de
l'année 1992, le magazine Rolling Stone surnomme la ville
"la nouvelle Liverpool". Cobain, pierre angulaire de
cet édifice, devient le John Lennon du NorthWest.
Auteur-compositeur habité de mots brûlants, il est aussi une
bête de scène dont les distorsions faciales n'ont rien à
envier à celles de Jack Nicholson.
Les circonstances de la mort de Cobain ne doivent pas surprendre.
Cobain parlait ouvertement de drogue, de suicide, de dépression.
Il avait enregistrée une chanson intitulée I Hate Myself &
I Want to Die, titre qui, finalement, ne fut pas inclus dans son
dernier album. "C'était complètement satirique, nous nous
moquions de nous-même, expliqua-t-il un jour à un journaliste.
On me prend pour un schizophrène ivre, allumé, capricieux, qui
veut se donner la mort. J'ai pensé que c'était un titre
rigolo."
Courtney Love, une star du rock alternatif, se trouve à Los
Angeles au moment de la mort de Cobain, et revient à Seattle par
avion le vendredi matin. La semaine précédente, lors d'une
interview avec le critique musical Robert Hilburn, elle est
tombée en larmes en évoquant la fragilité mentale de son mari,
et en se rappelant son visage épouvantablement cyanosé lors de
son overdose "accidentelle" du mois précédent à
Rome.
Une source proche de Cobain nous a confirmé ce qui, aujourd'hui,
semble évident : cet "accident" était, en réalité,
une tentative de suicide infructueuse. Qui croirait que l'on peut
prendre cinquante cachets par accident ? Deux semaines après
être revenue à Seattle, Love se voit obligée d'appeler la
police lorsque Cobain s'enferme dans une pièce avec les armes à
feu qu'il lui plaît de conserver chez lui. La police confisquera
quatre armes ce jour-là, y compris un colt AR-15
semi-automatique.
Élevé
dans la région marécageuse d'Aberdeen, sur la côte pacifique
de l'État de Washington, Cobain a vécu une enfance relativement
heureuse, jusqu'au divorce de ses parents, une serveuse de bar et
un mécanicien. Il n'a alors que huit ans, et il affirmera que
cette séparation traumatisante a définitivement empli sa
musique d'angoisse.
Ballotté entre différents membres de sa famille, il lui arrive,
une fois, de devoir dormir sous un pont. Son sens artistique
naissant, et une attitude quelque peu iconoclaste ne lui valent
pas l'amitié de ses camarades de collège ; en revanche, il
attire les coups, mais s'en venge, parfois, en peignant le mot
pédé sur le véhicule de ses agresseurs.
Cobain forme plusieurs groupes avant que Nirvana ne voie le jour,
en 1986. Nirvana rassemble Cobain, son ami d'enfance le bassiste
Krist Novoselic, et le batteur Dave Grohl. Cobain épouse Love en
1992, alors que le groupe connaît ses premiers succès. Courtney
attend déjà Frances Bean, et les deux parents sont
héroïnomanes. "Toutes ces bagarres et cet amour extrême,
c'était une sensation comme peuvent en ressentir les derviches
tourneurs, enivrante et déroutante", dit un jour Courtney
pour décrire son mariage, tout en montrant fièrement, sur le
dos de son mari, quelques vilaines griffures.
La gloire de Nirvana a dévoré Cobain. Il paraissait torturé
par le succès. "C'était un individu très intelligent,
gentil, généreux, parfois un peu trop doux et trop sensible
pour ce business," explique Michael Azzerad, auteur de Come
as You Are : l'histoire de Nirvana. Danny Goldberg, qui gère à
présent Atlantic Records, déclare : "Il était assez
perplexe quant à la nécessité de sa présence sur cette
planète". Goldberg se rappelle la réponse de Cobain
lorsqu'un manager lui demanda pourquoi il pleurait : "Je
suis réveillé, n'est-ce pas ?"
Cobain souffre des tourments habituels du poète marginal
soudainement confronté à la masse ; il s'inquiéte de ce que
ses concerts affichent complet, et attirent tant de fans
semblables à ces types qui lui cassaient la figure quand il
était enfant. Bien sûr, il aime l'argent qui vient avec cette
foule. Mais dans chaque interview, sa douleur ne cesse de
transparaître. Cobain a dit que l'héroïne était son remède
contre les crampes d'estomac, mais ce qu'il recherchait vraiment
à travers elle, c'était son équilibre psychique.
"Rien ne serait arrivé si Kurt n'avait pas été si
célèbre, insiste Daniel House, un ami de Cobain, propriétaire
d'une maison de disques indépendante. Lorsque Nirvana a
commencé à avoir du succès, il s'est égaré. Sa musique
était terriblement intime et singulière. C'est pourquoi il se
disait sidéré de voir que des fans si nombreux se déplaçaient
pour venir l'entendre."
Les fans se déplaçaient, en fait, parce que Cobain véhiculait
dans ses disques une beauté et un message abrupts. Il y avait
dans les textes de ses chansons de l'aigreur ou de l'opacité.
Prenez par exemple les vers, à la fois acerbes et désabusés de
son plus grand tube, Smells Like Teen Spirit :
Et
j'oublie mon propre goût
Oh oui ça me fait sourire
Je trouve ça dur, c'était parfois dur de le trouver
Oh, bon, de toutes façons, ce n'est pas grave .
Les
grognements de Cobain, brutaux ou exténués, ses guitares,
convulsives ou rapeuses, les percussions assourdissantes : tout
cela débordait de colère, de haine, mais aussi de passion.
Son état d'esprit, c'était une furie juvénile identique à
celle qu'avaient exprimée les Sex Pistols. Le nihilisme des
jeunes n'est sans doute pas un concept neuf, mais Cobain en a
tiré des chansons géniales.
Dans son ancien appartement, Kurt avait peint sur un pan de mur
ce graffiti : "Personne ne connaîtra jamais mes intentions
!". Tel était son credo. Telle est son épitaphe.
LETTRE DE KURT COBAIN TROUVÉE PRÈS DE SON CORPS
Boddah , prononcé ,
Paroles
de la bouche d'un simplet expérimenté qui, de toute évidence,
est un pleurnichard émasculé et infantile. Cette lettre est
assez simple à comprendre. Tous les signaux d'alertes lancés
par les théoriciens du rock punk au fil des années, de ma
première initiation à, disons, l'éthique qui accompagne
l'indépendance et l'étreinte de votre communauté, se sont
révélés justifiés.
Cela fait trop d'années que je n'éprouve plus d'excitation en
écoutant et en créant de la musique, ni en lisant ou en
écrivant des textes. Je me sens coupable, au-delà des mots. Par
exemple, lorsque nous sommes en coulisses, quand les lumières
s'éteignent et quand la clameur maniaque de la foule commence à
gronder, ça ne me touche pas autant que ça touchait Freddy
Mercury, qui aimait cela, se délectait dans l'amour et
l'adoration des gens. C'est quelque chose que j'admire et que
j'envie. Le fait est que je ne peux pas vous tromper plus
longtemps. Je crois que le crime le plus bas, c'est tromper les
gens, en leur faisant croire que je m'amuse vraiment. Parfois,
j'ai l'impression qu'on me demande de pointer avant de monter sur
scène. J'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour
apprécier cela (et j'apprécie ça, Dieu le sait, mais pas
assez). J'aime l'idée que nous avons touché et distrait tant de
gens. Je dois être l'un de ces gars narcissiques qui n'aiment
les choses qu'une fois disparues. Je suis trop sensible. Il faut
que je sois légèrement tétanisé pour récupérer
l'enthousiasme de mon enfance. Lors de nos trois dernières
tournées, j'ai beaucoup mieux apprécié les gens que j'ai
rencontrés et qui aiment notre musique, mais je n'arrive pas à
surmonter la frustration, la culpabilité et la compassion que
j'éprouve envers tout le monde. Il y a du bien dans chacun
d'entre nous, et je crois que, tout bonnement, j'aime trop les
gens, je les aime tellement que ça me rend foutrement triste. Ce
poisson triste, insensible, ingrat, bon Dieu ! Pourquoi est-ce
que tu es incapable d'en retirer du plaisir ? Je n'en sais rien !
J'ai une déesse pour épouse, qui transpire l'ambition et
l'empathie, et une fille qui me rappelle ce que j'étais. Elle
est pleine de joie et d'amour, elle embrasse tous ceux qu'elle
rencontre, parce que le monde est bon et que nul ne doit lui
faire du mal. Et ça me terrifie au point que je ne peux plus
fonctionner correctement. Je ne supporte pas de penser que
Frances deviendra un jour malheureuse, auto-destructrice,
flirtant avec la mort, comme moi. J'ai une belle vie, et j'en
suis reconnaissant, mais depuis l'âge de sept ans, je déteste
le genre humain dans sa globalité. Seulement parce que ça
semble tellement facile pour les gens de s'entendre entre eux et
d'être compatissants. Seulement parce que j'aime les gens et que
je me désole trop sur leur sort. Merci à tous, du plus profond
de mon estomac brûlant et nauséeux, pour vos lettres et vos
attentions. Je suis un gosse trop fantasque, trop capricieux ! Je
n'ai plus la passion, et, souvenez-vous, mieux vaut se consumer
que de s'affaiblir et disparaître.
Paix,
Amour, Compassion,
Kurt Cobain
Frances
et Courtney, je serai à votre autel.
S'il te plaît Courtney, tiens le coup, pour Frances.
Pour sa vie, qui sera bien meilleure sans moi.
Je vous
aime, je vous aime !
LE CHANTEUR DE NIRVANA CONTRE-ATTAQUE
Il est
quatre heures, en cet après-midi glacé de Seattle, et Kurt
Cobain, l'auteur-guitariste-interprète de Nirvana est assis dans
une chambre d'hôtel en ville, jouant avec sa fille Frances, cinq
mois. Sa femme, Courtney Love, qui dirige son propre groupe de
rock, Hole, se maquille. En ce moment, les Cobain (y compris le
bébé), font la couverture de Spin Magazine, qui a élu Nirvana
artiste de l'année. Le nouvel album du groupe, Incesticide, doit
paraître dans le courant de la semaine. La machine médiatique
de Nirvana devrait fonctionner à plein régime.
Mais il n'en est rien. Dans la chambre de Cobain, on ne trouve
pas de groupies, pas de staff, pas de publicitaires, et aucune
trace de vie dissolue. Cobain porte un pyjama verdâtre. Il ne
séjourne à Seattle, avec Love, que pour acheter dès que
possible une petite maison. Seule concession au mode de vie des
stars, Cobain a réservé sa chambre sous un pseudonyme : Simon
Ritchie .
Si Cobain, vingt-quatre ans, demeure pensif et silencieux, sa
femme, quelques minutes à peine après notre arrivée,
s'embarque dans des confidences sur un ex-petit ami : "Il
devait porter des bas pour faire l'amour ; pas n'importe quels
bas, des bas couleur chair. Et il ne voulait pas en acheter, il
fallait qu'il les trouve." Cobain sourit en l'écoutant
parler, tenant Frances dans ses bras, la faisant sautiller sur
ses genoux. Il ne se sent pas encore détruit.
Physiquement, Cobain est l'antithèse du guitariste masculin
apprêté : il est pâle, malingre, s'exprime avec douceur et
clarté. Les préjugés le mettent en colère : il crache les
mots "homophobe" et "sexiste", et réserve le
même sort à "spandex" (fibre élastique). Il a été
profondément meurtri par un incident survenu l'an dernier : un
homme a violé une femme en chantant à tue-tête une chanson de
Nirvana. Dans le petit livret placé à l'intérieur de son
dernier album, Incesticide, il soulage sa frustration par une
phrase percutante adressée à ses fans : "Si vous détestez
les homosexuels, les gens de couleur ou les femmes : foutez-nous
la paix ! Ne venez pas à nos concerts et n'achetez pas nos
disques ! "
Courtney Love se prépare à quitter la pièce et à laisser
Cobain répondre seul aux questions, mais avant de partir, elle
annonce : "Je m'inquiète de ce qu'ils vont écrire",
avoue-t-elle. Et quand elle s'éloigne vraiment, elle précise :
"N'oublie pas de leur parler de la fois où tu as volé des
collants dans la commode de ta mère !" Cobain sourit ; elle
éclate de rire et sort pour de bon, en poussant le landeau de
Frances.
- Vous êtes dans cette chambre d'hôtel. En sortez-vous parfois ?
- Oui. Un soir on est sorti pour faire des achats dans un magasin de seconde main, et on a acheté des pulls pelucheux et des fringues grunge.
- Est-ce que ça vous amuse de voir les gens décortiquer vos chansons pour tenter de comprendre ce que vous voulez dire ?
- Oh
oui. À l'époque où j'écrivais ces chansons, je ne savais pas
trop ce que je voulais dire. Je serais incapable de les analyser
ou de vous les expliquer. Or, la question qui revenait le plus
souvent dans mes interviews était : "De quoi parlent-donc
vos textes ? " (rires).
On ne peut pas dire que je me sois montré très prolifique cette
année. Il y a quelques mois, avant de partir en tournée en
Europe, j'ai pris mes deux guitares préférées, tous mes
recueils de poèmes, tous mes écrits et deux cassettes où
j'avais enregistré des airs que je comptais utiliser dans mon
prochain disque. J'ai rangé toutes ces choses importantes à
l'abri, dans notre douche, parce qu'on ne s'en sert jamais. Mais
les locataires du dessus ont eu une inondation, et à mon retour,
tout avait disparu. Je n'ai plus rien sur quoi travailler, c'est
plutôt effrayant.
- J'ai vu la note que vous avez rédigée dans Incesticide. Je n'ai jamais vu personne, dans une maison de disques importante, dire "Si vos êtes raciste, sexiste, homophobe, nous ne voulons pas que vous achetiez nos albums."
- C'est
mon plus gros problème depuis que je suis dans ce groupe. Je
sais que dans le public, il y a des gens comme ça, et je ne peux
pas y faire grand chose. Je peux parler de ces sujets lors
d'interviews - je crois que c'est assez clair pour tout le monde
que nous sommes contre les homophobes, les sexistes et les
racistes, mais lorsque Teen Spirit est sorti, les gens ont cru
que étions comme Guns N' Roses.
Ensuite, nos positions sont devenues plus claires grâce aux
interviews. Et puis Chris et moi, on s'est embrassé à Saturday
Night Live. Nous ne voulions pas être subversifs, ni punk ; nous
faisions simplement quelque chose de parfaitement stupide et
spontané. Maintenant que ce que nous pensons est connu de tous,
beaucoup de gosses vont regretter d'avoir acheté nos albums.
(Rires)
- Y aurait-il quelque chose que vous aimiez dans la musique de Guns 'N Roses ?
Franchement, je n'arrive pas à trouver. Je ne vais quand même pas perdre mon temps sur ce groupe, manifestement pathétique et dénué de tout talent. Avant, je croyais que tous les groupes pop à la mode étaient à chier, mais maintenant que des avant-gardistes ont signé des contrats avec de grandes maisons de disques, l'existence de Guns 'N Roses est une insulte bien pire. Je peux approfondir : ce sont des gars sans la moindre parcelle de talent, ils écrivent de la musique de merde et, pour l'heure, c'est le groupe de rock le plus populaire de la Terre. Je n'arrive pas à y croire !
- Est-il vrai que Axl Rose vous a dit quelque chose de particulièrement désagréable le soir de la remise des MTV Music Awards en septembre ?
- En réalité, ils voulaient nous démolir le portrait. Courtney, le bébé et moi étions dans le coin salle à manger des coulisses, et Axl est passé devant nous. Courtney a crié : "Axl ! Axl ! Viens par ici ! " Nous voulions simplement le saluer, on pense que c'est un tocard, mais on avait envie de lui parler quand même. Je lui ai dit : "Veux-tu être le parrain de notre fille ? " Je ne sais pas ce qui l'avait mis en colère avant de nous voir, mais il s'est défoulé sur nous. Il s'est mis à hurler : "Fais taire ta salope, ou je te casse la gueule !" Autour de nous, tout le monde riait aux larmes. Courtney n'avait vraiment rien dit de mal. Je me suis tourné vers elle et je lui ai dit : "Ferme-la, salope !" Tout le monde se marrait et il est parti. Je suppose que j'avais fait ce qu'il voulait que je fasse - me comporter en homme !
- Est-ce qu'il vous rappelle vos camarades d'école ?
- Tout à fait. Des gars vraiment bousillés, embrouillés. Il n'y a pas d'espoir pour des types comme ça.
- Vous provoquiez les gens, au lycée, n'est-ce pas ?
- Oh,
absolument. Je faisais semblant d'être homosexuel pour me foutre
des gens. On pensait que j'étais gay depuis l'âge de quatorze
ans. C'était sympa parce que j'ai réussi à me faire deux
copains, gays eux aussi, à Aberdeen - ce qui est normalement
impensable dans ville pareille ! Je me suis fait de très bons
copains avec cette image. Bien sûr, je me suis fait beaucoup
taper dessus parce que je les fréquentais.
Au début, les gens pensaient que j'étais juste bizarre, un
gosse un peu perturbé. Mais une fois qu'on m'a collé
l'étiquette "gay", je me suis retrouvé libre de faire
le con et d'obtenir que certaines gens ne s'approchent pas de
moi. Au lieu de demander aux gens de me foutre la paix, je leur
faisais croire que j'étais homosexuel pour qu'ils ne me
fréquentent pas. Mais j'ai fait des rencontres effrayantes en
rentrant le soir, dans des ruelles sombres.
- On vous a frappé ?
-Oh oui, plusieurs fois.
-Vous inscriviez, à la peinture, "Dieu est Gay" sur les camions de vos voisins !
- Ca,
c'était vraiment drôle. Ce qui était tordant, ce n'était pas
le fait en lui-même, mais ce qui se passait le lendemain matin.
Je me levais très tôt pour me promener longuement dans le
quartier que j'avais avili en une nuit. C'était la pire des
choses dont on puisse barbouiller leurs voitures. Rien n'aurait
pu avoir plus d'effet.
Aberdeen est une ville déprimante, tout y est triste, et
c'était vraiment le pied de se foutre de la gueule des gens sans
arrêt. J'aimais bien aller dans des soirées pour me soûler et
dire des obscénités, fumer des cigares et cracher sur ces
péquenots sans qu'ils s'en rendent compte. À la fin de la
soirée, j'avais généralement offensé une jeune fille, qui
appelait son petit ami à la rescousse pour me casser la figure !
- Puisque vos amis étaient homosexuels, et que l'on disait de vous que vous étiez gay, vous êtes-vous demandé si vous étiez homosexuel ?
- Oui,
bien sûr. Vous comprenez, j'ai toujours cherché à avoir des
amis masculins, avec qui je puise me lier intimement, parler de
choses importantes et montrer mon affection autant qu'à une
fille. Au cours de ma vie, j'ai toujours été proche de filles,
mes amies étaient des filles. Et j'ai toujours été
maladivement féminin. J'ai cru que j'étais gay pendant un
moment parce que je ne trouvais pas les filles de mon lycée
attirantes. Elles avaient des coupes de cheveux horribles et une
attitude de merde. Alors je me suis dit que j'allais être gay
pour un temps, mais ce sont les femmes qui m'attirent.
Je suis bien content d'avoir eu des potes homos : ça m'a
empêché de devenir moine. Enfin, je suis profondément gay en
esprit, et je pourrais sans doute être bisexuel. Mais je suis un
homme marié, et Courtney m'attire plus que quiconque. Si je
n'avais pas rencontré Courtney, j'aurais probablement mené une
vie bisexuelle. Mais elle est vraiment attirante.
- On l'a souvent décrite comme une nana à pédés...
- Elle l'est. Elle passait son temps à traîner dans les boîtes homosexuelles. Tout ce qu'elle sait sur les fringues et le parfum, elle le sait de ses amis.
- Maintenant que vous êtes père, qu'allez-vous expliquer à Frances à propos du sexisme, de l'homophobie, etc... ?
- Je pense qu'en grandissant avec Courtney et moi à ses côtés, elle ne pourra pas avoir de préjugés. Il faut admettre que lorsque quelqu'un déteste les "ismes", c'est parce que ses parents l'ont éduqué ainsi.
- Est-ce que vous vous inquiétez pour votre fille, lorsque vous voyez l'état du monde aujourd'hui ?
- Je
fais souvent des rêves apocalyptiques. Il y a deux ans, je
n'aurais pas voulu avoir d'enfants. Je disais que les gens qui
amènent des enfants en ce bas-monde se montrent drôlement
égoïstes. Mais j'essaye d'être optimiste et on dirait que les
choses s'améliorent, ne serait-ce que grâce aux progrès en
communication des dix dernières années. MTV, même si c'est un
maléfique outil commercial, a joué un rôle important dans
cette prise de conscience.
Je sais bien qu'il y a encore des républicains dans ce pays,
mais ne sentez-vous pas un certain mieux vivre ? Pas seulement
parce que Clinton est président, mais regardez la première
chose qu'il a faite : il a essayé d'éliminer le ban sur les
homosexuels dans l'armée, et je crois que c'est assez positif.
Je n'attend pas de changements majeurs dans la société, mais je
crois que depuis les cinq dernières années, notre génération
s'en tire mieux. Aussi bête et ringard que ça puisse paraître,
je peux dire que l'adolescent moyen actuel est beaucoup plus
sensible que les ados d'il y a dix ans.
- Êtes vous favorable à Clinton ?
- Oh oui ! J'ai voté pour lui. J'aurais préféré Jerry Brown. Je lui ai fait don de cent dollars. Mais je suis bien content que Clinton ait été élu.
- Est-ce que vous joueriez à la Maison-Blanche, si on vous le demandait ?
- Si on pouvait avoir un peu d'influence, pourquoi pas ? Il paraît que Chelsea nous aime beaucoup, et peut-être qu'elle dirait : "Papa, fais ça ! Nirvana l'a dit !" Bien sûr, je jouerais pour le président. Et Chelsea a l'air assez bien. Amy Carter est aussi très cool, d'après ce qu'on m'a dit. Elle a assisté à des concerts des Butthole Surfers !
- Vos opinions ne sont pas dogmatiques. C'est une attitude assez raisonnable.
- C'est très flatteur, mais je suis certainement la personne la moins qualifiée pour parler politique. Je m'intéresse plus aux choses personnelles que politiques. Il y a un an, lorsque nous nous sommes rendu compte de l'impact que nous avions sur les jeunes, nous nous sommes dit que nous pourrions exercer une certaine influence sur les gens. On m'a traité d'hypocrite et de crétin, mais je ne peux pas m'en empêcher, c'est dans ma nature. Je dois parler des choses qui me révoltent, et si c'est dogmatique ou négatif, eh bien tant pis. Personne ne peut me faire taire. Je n'ai pas changé. Enfin... presque pas. En fait, j'étais beaucoup plus radical quand j'étais jeune.
- En pensées ou en actes ?
- Les deux. Mais surtout en actes. Je ne peux plus faire du vandalisme. Mais parfois ça me reprend, d'ailleurs, il n'y a pas si longtemps...
- Et cette histoire de drogue, alors ?
-
Courtney a été honnête en avouant que nous avons fait une
incursion au pays de l'héroïne pendant quelques mois. Elle
venait de se rendre compte qu'elle était enceinte et toxicomane,
et qu'il fallait cesser de se droguer. Mais l'interview laissait
croire qu'elle abusait encore de l'héroïne, et tout le monde
était inquiet. On disait que notre appartement était un lieu de
perdition.
J'en ai assez de parler de cette histoire. Nous subissons tous
les jours les conséquences de cet article. Nous devons assumer.
- Qu'avez vous ressenti en le lisant ?
- J'étais écuré. Mon premier réflexe a été de vouloir la tuer. Je voulais personnellement lui casser la gueule, alors que je n'ai jamais eu envie de faire ça à quiconque, et encore moins à une femme. J'étais tellement en colère. C'était tellement bien fait. Nous étions incapables de combattre quelque chose comme ça. Nous avons été obligés de poser en famille sur la couverture des magazines.
- Quelle est la chose la plus amusante que vous ayez lu à votre sujet ?
- Presque tout ce qui a été écrit. La plupart du temps, on me fait passer pour un petit rocker péquenot, incapable de s'exprimer correctement. Un jeunot du rock complètement crétin.
- Dans la presse, Courtney passe pour la Nancy Reagan de votre couple.
- C'est
écoeurant. Mon Dieu ! Je n'ai pas envie de dire "C'est moi
qui porte la culotte à la maison." Tout est divisé en
parts égales. Nous nous influençons l'un l'autre. C'est du
50-50. Courtney insiste pour me rembourser l'argent qu'elle
m'emprunte, et elle garde un papier où est marquée la somme
qu'elle me doit. Elle n'en est qu'à six mille dollars. Nous
sommes millionnaires et elle s'habille chez Jet-Rag pour cinq
dollars la robe. Terrible ! Ca me ferait plaisir de lui payer des
robes à cinq dollars. Nous n'avons pas besoin de grand-chose.
L'an dernier, nous avons gagné un million de dollars ; nos
dépenses étaient de 380 000 dollars pour les impôts en tous
genres ; 300 000 dollars pour une maison ; 80 000 dollars pour
nos dépenses personnelles (nourriture, location de voiture
etc...) ; le reste pour les notes de médecins et d'avocats. Ce
n'est pas énorme ; c'est bien moins qu'Axl. Courtney a insisté
pour que l'on signe un accord pré-nuptial. Personne ne manipule
personne.
Courtney a eu une idée fausse d'elle-même toute sa vie. J'ai
discuté avec des gens qui l'ont connue il y a cinq ans, et ils
me disent qu'elle était beaucoup plus volage et perdue qu'elle
ne l'est maintenant. Parfois elle était complètement folle.
Elle faisait tout pour qu'on la remarque dans des soirées. Je
n'aurais jamais pu prédire un mariage aussi réussi avec une
telle personne il y a quelques années. Ca n'aurait pas pu
arriver.
- Que faites-vous lorsque vous ne jouez pas ?
- Eh
bien, je viens de relire "Le Parfum". Il s'agit d'un
apprenti nez au début du XVIIIe siècle. Et j'aime vraiment
beaucoup Camille Paglia ; ça me divertit vraiment, même si je
ne suis pas toujours d'accord avec ce qu'elle dit. Je peins, de
temps à autre. D'ailleurs, j'ai peint moi-même la pochette de
Incesticide.
Je fabrique aussi des poupées. J'aime le style yougoslave des
XVIIIe et XIXe siècles. Elles sont en argile. Je les fait cuire,
je les vieillis, je leur mets des vêtements usagés. Elles
ressemblent vraiment à des pièces de musée. Je pourrais en
acheter de semblables lors d'une exposition de collectionneur,
mais elles coûtent tellement cher. Je n'ai pas envie d'entrer
dans le jeu "Je suis une rock star, je peux me payer des
antiquités." Certaines poupées valent cinquante mille
dollars.
Je n'arrive pas à me procurer ce dont j'ai envie. Je fais les
courses, j'achète à manger mais c'est tout. Je n'arrive pas à
dépenser tout cet argent. Tout ce que j'aime est vieux, sans
être forcément une antiquité, et ne vaut pas très cher.
- Vous ne dépensez pas tout l'argent que vous gagnez ?
- Parfois, j'aimerais bien. J'ai remarqué que certaines boutiques de luxe vous vendent à prix d'or des articles semblables à ceux que vous trouvez pour une bouchée de pain chez K-Mart (Monoprix) ! Les gens les achètent parce qu'ils n'ont rien de mieux à faire de leur fric. Il y a beaucoup de choses sur Rodeo Drive. On est entrés chez Gucci juste pour voir combien un sac Gucci coûte. Un sac en cuir tout simple avec "Gucci" marqué dessus, ça vaut dans les dix mille dollars !
- Aimez-vous Los Angeles ?
-
J'adore le temps qu'il y fait mais je n'aime pas y vivre. Je hais
cette ville. Surtout parce que conduire là-bas avec le bébé
dans la voiture est vraiment dangereux. Les gens sont tellement
grossiers. Je ne suis pas un mauvais conducteur, mais tous les
jours je m'engueule avec quelqu'un.
Nous étions à Los Angeles pendant les émeutes. Ils auraient
dû tout casser à Beverly Hills. Ils auraient pris les sacs
Gucci !