Peut
être son nom ne vous est pas inconnu, pourtant Youri n'est un
musicien, mais photographe. Et si nous avons décidé aujourd'hui
d'inversé les rôles en l'interviewant c'est pour lui demander
de nos parler de son experience, qui l'a notament ammené à
fréquenter Kurt Cobain.
Nomément mis en cause dans le magazine américain Rollig Stone
par Courtney Love, qui l'accusa d'avoir vendu des photos d'une
session au cours de laquelle Kurt Cobain posa un pistolet dans la
bouche (ce dont il explique fort bien dans cet interview qu'il
nous a accordée), Youri Lenquette fut d'abord rock-critique au
sein de différents magazine musicaux, notamment Rock&Folk et
Best, dont il fut le correspondants à Londres pendant 2 ans.
"J'ai toujours aimé la musique et j'ai toujours eu envie de
traviller dans ce milieu, même si je me suis jamais senti assez
doué pour être musicien" reconnait il humblement."Je
me disais qu'il vallait mieux etre un bon fan qu'un mauvais
interprète."Youri ne commença à s'interressé à la
photos qu'il y a dix ans, d'abord en amateur, éventuellement
chargé d'illustrer ses reportages à l'étranger par ses propres
photographies en l'absence de photographe attitré. Puis il
délaissa progréssivement l'écriture pour ne plus se consacrer
qu'à la photographie et aujourd'hui un professionnel réputé ,
travaillant aussi bien pour divers magazines que pour des maisons
de disques; lorsqu'elles ont besoin de visuels pour un CD
booklet, par exemple.
Comment
as tu rencontrés Nirvana ? Etait en tant que fan ou que
journaliste ?
A la base, en tant que fan. Bleach m'avais paru suffisament
intéressant pour que je surveille ce qu'ils faisaient et, quand
Nevermind est sorti, je me suis pris une grosse claque. Comme je
les avais ratés au Farenheit, j'ai donc sauté dans le TGV et je
suis allé les voir aux Transmusicales de Rennes, où la maison
de disques, qui savait que je les aimais beaucoup, m'a proposé
de les rencontrer. Ensuite, il y a eu l'Australie. Vu que ça
c'était bien passé quand on avait briévement discuté ensemble
et que je pouvais aussi bien faire des photos qu'écrire un
papier, Best m'a envoyé suivre la tournée australienne de
Nirvana, et c'est là que j'ai eu l'occasion de mieux les
connaitre. Je suis résté quinze jours avec eux et c'était
très bizarre, parce qu'ils étaient ultra cool avec moi. J'avais
carément l'impression de faire partie de leur bande de potes. En
revanche, impossible de les coincer devant un micro pour faire
une interview ou devant un appareil pour une session photos ! Ils
m'emmenaient partout avec eux, mais dès que je parlais
d'interview, ils se trouvaient d'autre choses à faire, comme
aller faire un tour de bateau dans la baie de Sydney. C'était
vraimentune époque folle, parce que c'était le moment ou ils
étaient en train d'exploser. Ils tournaient dans les salles qui
avaient été bookées plusieurs mois à l'avance par un mec qui
ne pouvait pas prévoir que Nevermind aurait un tel succes, et,
comme il étaient réglos, ils n'ont pas voulu annuler les dates.
Ils étaient numero un aux States et ils passaient donc dans des
salles qui tenaient au mieux mille deux cents personnes. Au mieux
c'était le Bataclan, et, au pire ce n'était peut etre pas le
Gibus, mais présque... Les salles étaient archi-bondées et il
y avaient toujours énormement de monde dehors.Eux même
découvraient ce qu'était le succes et ils étaient dans une
espèce d'état d'apesanteur.Mais dès qu'il était question de
promo, c'était zero ! Comme ils ne trouvaient jamais le temps de
faire cette sessions photos, je les ai suivi de ville en ville. A
chaque fois, ils me disaient qu'on la ferait là-bas, et à
chaque fois on la repoussait de nouveau.
Mais
étais-tu censé les accompagner pendant toute la tournée ou ton
séjour a-t-il été prolongé justement parce que tu n'arrivais
pas à faire tes photos?
Absolument, il a été prolongé à cause de ça. Et, à mon
avis, la maison de disques devait s'arracher les cheveux, parce
que c'était elle qui casquait. Mais j ai plein de potes en
Australie et j ai réussi à me démerder aussi je pou-vais loger
chez eux. Finalement, j'ai donc fait ces photos qui étaient tout
de même destinées à faire la couverture de Best en dix minutes
dans une petite ruelle, alors que j'aurais aussi bien pu les
prendre à Paris ! Et c'était vraiment la toute dernière
limite, ils ne pouvaient plus reculer, puisque leurs sacs
étaient dans le hall de lhôtel et quil allaient
partir pour laéroport. Javais un peu les nerfs je
passe quinze jours avec Nirvana en Australie et je reviens avec
une demi-bobine de film shooté dans une ruelle! Maintenant, avec
le recul, on en rigole. Récemment, j 'ai revu Dave (Grohl) avec
son bassiste, et quand celui-ci lui a demandé. Si ça faisait
longtemps quon se connaissait, la première chose que Dave
lui ait racontée, c'est cette fameu-se histoire de photos en
Australie. Et, d'un autre côté, Si j'avais lourdement insisté,
j'aurais peut-être eu ma session, mais ça aurait sans doute
gâché mes relations futures avec eux. C'est tou-jours à double
tranchant, ce genre de situation. Quant à l'interview, elle fut
totalement informelle. On ne s'est pas assis autour d'une table
pour la faire. Si tu sortais un micro et que tu le collais sous
le nez de Kurt, il n'y avait rien à en tirer. Il fallait
attendre le moment où il allait parler. J'ai remarqué que
c'était le cas pour beaucoup de musicien et que c'étaient
souvent les plus intéressants. De toute façon, j'ai tellement
discuté avec Kurt qu'il m'aurait fallu des tonnes de cassettes
pour enregistrer l'intégralité de nos conversations, et j'ai
essayé de me souvenir de ce dont nous avions parlé et qui avait
sa place dans un article. Kurt était plutôt insomniaque, et
comme il savait que, moi-même, je ne me couchais pas de bonne
heure, parfois il venait frapper àma porte et on discutait le
bout de gras.
Et
de quoi parliez-vous?
D'un peu tout et n importe quoi -notamment de musique,
évidemment. C'est marrant, parce qu'on m'a sou-vent posé cette
question et qu'au bout d'un certain temps tu finis par oublies
Après sa mort, je me suis effectivement demandé de quoi on
avait bien pu par-ler et je crois qu'on se disait tout
sim-plement ce que l'on raconte à n'impor-te quelle personne
avec qui on a des affinités. Ça partait tout seul, c'était
très spontané. Le problème, c'est qu'il est aujourd'hui devenu
une telle icône qu'on s'imagine que tout ce qu'il disait devait
être d'une profondeur absolue, alors que c'était plutôt un mec
qui venait dans ta chambre parce qu'il n' avait pas sommeil et
avec qui tu allais tchatcher pendant deux plombes. Et malgré -
ou à cause - de son énorme talent, Kurt était très enfantin
dans beaucoup de domaines. C'était quelqu'un qui se posait des
questions et demandait des conseils.
Quand
l'as-tu revu après l'Australie?
Quelques mois plus tard, lorsque Nirvana a joué à Paris. Là,
j'ai passé deux/trois jours avec eux, et il y a eu un gag :
après le concert, la maison de disques avait organisé une
réception en leur honneur et, au dernier moment, alors que tout
le monde partait pour aller à cette réception Kurt et moi y
compris -, Kurt m'a dit qu'il n' avait pas envie d'y aller. Moi
je lui ai répondu que ce n 'était pas possible, vu que tout le
monde l'attendait à la soirée, mais il a insisté pour qu'on
aille chez moi àla place. Heureusement, les gens de la maison de
disques me connaissaient et je n'ai pas eu de problème avec eux
- ils savaient que ce n'était pas moi qui avais kidnappé Kurt !
Il n'était pas du genre à faire la fête avec plein de gens, il
pré-férait nette-ment passer une soirée tran-quille avec une
ou deux per-sonnes. Puis, après, je suis parti à Seattle et ils
m'ont refait quasi-ment le même plan quen Australie. J'ai
passé quelques jours là-bas et la session photo a duré un
quart d'heure, avant que ce ne soit moi, cette fois, qui prenne
l'avion. Alors qu'en dehors de ça, ils étaient très très
cool. Je suis allé chez Dave, on a fait de la moto, du kart et
du skate ensemble, on a écouté des disques, j'ai dîné avec sa
femme et sa charmante belle-mère... C'est difficile d'imagi-ner
qu'un groupe tellement énorme puisse être aussi sympa et
l'être réellement, pas en faisant semblant. Ensuite, on s'est
revus plusieurs fois début 94, pour les concerts ou la promo.
Quand ils avaient des battements sur la tournée française, ils
revenaient à Paris, et on s'est beaucoup vus pendant deux/trois
semaines surtout Kurt, en fait. Je voyais aussi Krist et Dave,
mais je n avais pas les mêmes rapports quavec Kurt. Il
avait une personna-lité très attachante, pleine de raffine-ment
et d'une dou-ceur presque fémi-nine ou enfantine. Mais c'était
aussi quelqu'un dextrê-mement perturbé et fragile, même
si j'aurais jamais pensé quil ferait ce qu'il a fait.
Justement,
c'était une question que je voulais te poser. Son suicide
t'a-t-il sur-pris?
Honnêtement, oui. Après coup, lorsque tu y réfléchis, ça te
surprend moins chez quelqu'un comme lui que chez un type
ultra-équilibré qui fait du sport le matin, pour qui la vie
n'est qu'une succession de projets, et qui ne se pose pas de
questions existentielles, mais ça me paraît cependant étrange.
Parce que le mec que j'ai vu trois semaines avant qu'il ne se
suicide, c'était un mec qui n'allait pas bien et qui se posait
un tas de questions, mais c'était aussi un mec hyper-content
d'avoir un enfant et qui voyait son avenir dans sa gosse. Quand
il est venu chez moi, je lui avais montré des photos du
Cambodge, il avait fla-shé sur ce pays, je lui avais proposé
d'y aller ensemble pour se changer les idées après la fin de la
tournée, et il m'avait paru enthousiasmé il mavait même
demandé comment on faisait pour obtenir un visa. Je ne connais
pas la philosophie des suici-daires, je ne suis pas psychologue
et je ne sais pas si quelqu'un peut se projeter sur sa gosse ou
monter des plans de voyage avec un pote et se suicider trois
semaines après, mais cela m'a tout de même étonné. Pourtant,
je pensais le connaître suf-fisamment, ce qu'on se disait
n'était pas superficiel, j'avais vraiment l'im-pression qu'on
partageait des choses. D'un autre côté, Si j'addi-tionne les
jours que j'ai passés avec lui, on arrive à un mois à tout
casser donc je ne vais pas non plus pré-tendre que je le
connaissais de fond en comble.
N'avez-vous
jamais parlé du sens de la vie et de sa futilité éventuelle?
Si on l'a fait, ce n'était certainement pas dans le cadre d'une
discussion hautement philosophique, c'était sans doute au
détour d'une phrase, parce qu'il avait beaucoup d'humour. Il ne
faut pas croire qu'il était toujours en train de tirer la
gueule, il pouvait avoir une vision assez grinçante des choses
et être très drôle. Il ne m'a jamais parlé de suicide non
plus, mais je ne peux parler que de ce que j'ai vu de ma
fenêtre. Il me disait qu'il en avait marre et qu'il avait envie
de tout arrêter, mais qui ne le dit pas ? Moi-même, je dois le
répéter environ trois fois par semaine ! Mais, de là à se
flinguer.......
Alors
comment expliques-tu ce geste de ta fenêtre?
Je ne me l'explique pas. Peut-être était-il encore plus mal que
ce que l'on pou-vait supposes Je crois surtout que c'était un
suicide d'adolescent. Il n'au-rait pas fallu qu'il soit seul ce
jour-là et qu'il y ait un fusil qui traîne à proximi-té... En
outre, il n'était pas totalement clair et net, il prenait des
substances qui ont tendance à déformer la réalité. Il a
probablement été victime d'un concours de circonstances
défavo-rables. J'ai vu un mec qui flippait et qui n'était pas
sur la bonne pente, mais pas un mec qui allait se tirer une balle
trois semaines plus tard. Quelques jours avant, un conseiller de
Mitterrand s'est suicidé aussi, et, là, ça sentait plus le
suicide réfléchi et posé d'un homme qui aimait être au top et
ne supportait pas la déchéance. Alors que Kurt, c'était un
suicide de type impulsif « Rien ne va, plus personne ne m aime,
tiens volà un fusil, boum ! ».
Que
penses-tu des théories selon lesquelles ce serait un crime
déguisé?
Pas grand chose. Quand un type connu meurt, ce genre de
spéculations est très fréquent. J'ai entendu par-ler de cette
enquête effectuée par un détec-tive privé et j'admets qu'il
lève des lièvres qui sont peut-être pos-sibles. Maintenant, à
côté de ça, il écha-faude aussi des théories qui, lorsqu'on
connaît Kurt un minimum, semblent ne pas tenir debout et ne
col-lent pas du tout avec le personna-ge. Kennedy, d'ac-cord, ça
ressemble a un complot. Mais les rock-stars comme John Lennon et
la CIA non, j'en doute. Je ne dis pas que c' est impossible, mais
j'ai tendance à être un peu méfiant vis-à-vis de ce type
d'élu-cubrations. En outre, Kurt n'était pas non plus le genre
de mec qui était incapable de se suicider Contrairement à
d'autres, je n'ai pas envie de me lancer dans la polémique, et
ce que je peux dire, c'est que je ne crois pas qu'il ait été
assassi-né. En revanche, je pense qu'il ne vivait sans doute pas
dans le meilleur envi-ronnement qui soit. Je m'en tiendrai là.
Il n'était pas dans l'environnement qu'il fallait pour que
quelqu'un comme lui s'en sorte. Après, quant à dire Si ceux qui
l'entouraient étaient de complets irresponsables ou des gens
moins irresponsables qu'on ne pour-rait le croire et des
manipulateurs, c'est une autre histoire - je n'en sais rien. Une
chose est sûre, cependant, c'est que cela ne se serait pas
passé Si ceux qui l'entouraient s'étaient un peu mieux occupés
de lui. Et je ne blâme pas le groupe, parce que, eux, ils
étaient vraiment là. Ils étaient aussi présents qu'ils
pouvaient l'être et n'ont rien à se reprocher
En
disant cela, tu donnes une part de responsabilité à Courtney,
puisque, étant sa femme, c'était essentiellement à elle de
s'occuper de lui...
A chacun de tirer ses propres conclu-sions. Je le répète, je
n'ai pas envie de polémiquer.
Quels
étaient tes rapports avec Courtney avant le drame?
Je l'ai vue deux fois. La première, c'était en Australie.
Apparemment, Kurt avait dû lui raconter qu'il avait sympathisé
avec le photographe fran-çais, et, lorsqu'elle est arrivée vers
la fin de la tournée, il nous a présentés. Et la seconde fois,
c'était le fameux soir où Kurt n'a pas voulu aller à la
réception organisée par Geffen et est venu chez moi. Elle
était avec lui et je ne peux pas dire que j'aie vraiment
accroché avec elle, on ne s'est pas non plus jeté des trucs à
la gueule, mais je n'ai pas parti-culièrement d'affinités avec
elle. Et, après, je ne l'ai plus jamais revue. Je sais qu'il
l'appelait souvent quand il était à Paris parfois de chez moi
et qu'il lui disait qu'on se voyait régu-lièrement. C'est donc
pour ça que je n'ai pas compris pourquoi, parmi les milliers
d'amis de Kurt, c'était moi qu'elle montrait du doigt - surtout
pour raconter des conneries.
Comment
as-tu pris sa déclaration dans Rolling Stone?
Mal, évidemment. Déjà, je trouve que c'était insultant pour
lui, puisqu'elle disait qu'il n'était pas capable d'avoir des
amis. Et, en plus, elle m'accusait de m'être fait du blé sur
son dos en ayant vendu des photos effectivement gênantes, alors
que je n'y étais pour rien. A Seattle, pendant qu'on faisait la
session-photos, Kurt n'a rien trouvé de mieux à faire que de
prendre un M16 en plastique dans la maison de Dave et de se le
mettre dans la bouche. A l'époque, il avait approuvé la photo,
elle a été mise en diffu-sion dans mon agence, et elle a été
envoyée dans le monde entier Des mois plus tard, il se suicide.
Le samedi, j'étais un peu secoué, et, le dimanche, je me dis
que, heureusement, les photos que j'avais faites à Paris où il
se mettait un pistolet dans la bouche n'avaient pas été mises
dans mon agence, parce que je vois déjà les couvertures des
magazines. Et, sou-dain, je repense à la photo de Seattle Le
lundi matin, j'appelle l'agence, et je leur demande de retirer
immédiate-ment la photo de la circulation de façon à ce
qu'elle ne soit pas publiée. Et c'est là que j'apprends qu'elle
est déjà en couverture d'un tas de maga-zines dans le monde.
Dans cette histoi-re, j'estime avoir été relativement
hon-nête, en ce sens que la photo gênante et que je ne peux
plus voir était déjà dans quarante pays, et probable-ment dans
beaucoup de rédactions qui stockent des duplicatas. Même Si tu
envoies des fax aux correspondants étrangers disant de ne plus
diffuser la photo, il est impossible d'arrêter la machine. C'est
Si facile de prétendre que le fax est arrivé trop tard, parce
que, s'ils ont des acheteurs, il est clair qu'ils vont la vendre.
Quant aux jour-naux, ils avaient beau jeu de dire qu'ils
l'avaient en stock et qu'ils ne savaient pas qu'elle était
interdite. Je ne pouvais absolument rien faire. Alors je n'ai pas
compris pourquoi, bien que je ne l'aie vue que deux fois, elle a
essayé de me faire passer pour un salaud. En plus, elle les a
confondues avec les photos de la session de Paris pour lesquelles
on m'a proposé un pognon colossal et que j'ai refusé de vendre.
Heureusement, j'avais gardé les fax que j'avais envoyés et qui
attestent de ma bonne foi. Mais comme Rolling Stone ne voulait
pas publier mon droit de réponse, j'ai envoyé mes planches en
mettant un coup de marqueur pour montrer les photos que j'avais
refusé de vendre. Inutile de te dire qu'ils m'ont rappelé dans
la foulée alors qu'ils me fai-saient poireauter depuis deux mois
pour me dire qu'ils allaient passer mon droit de réponse dans le
courrier des lecteurs.
Et
vous ne vous êtes jamais expliqués, Courtney et toi par
téléphone ou autre...?
Non, jamais. Dans cette histoire, j'estime avoir été
relativement honnête, en ce sens que la photo gênante et que je
ne peux plus voir était déjà dans quarante pays, et
probablement dans beaucoup de rédactions qui stockent des
duplicatas. Même si tu envoies des fax aux correspondants
étrangers disant de ne plus diffuser la photo, il est impossible
d'arrêter la machine. C'est si facile de prétendre que le fax
est arrivé trop tard, parce que, s'ils ont des acheteurs, il est
clair qu'ils vont la vendre. Quant aux jour-naux, ils avaient
beau jeu de dire qu'ils l'avaient en stock et qu'ils ne savaient
pas qu'elle était interdite. Je ne pouvais absolument rien
faire. Alors je n'ai pas compris pourquoi, bien que je ne l'aie
vue que deux fois, elle a essayé de me faire passer pour un
salaud. En plus, elle les a confondues avec les photos de la
session de Paris pour lesquelles on m'a proposé un pognon
colossal et que j'ai refusé de vendre. Heureusement, j'avais
gardé les fax que j'avais envoyés et qui attestent de ma bonne
foi. Mais comme Rolling Stone ne voulait pas publier mon droit de
réponse, j'ai envoyé mes planches en mettant un coup de
marqueur pour montrer les photos que j'avais refusé de vendre.
Inutile de te dire qu'ils m'ont rappelé dans la foulée alors
qu'ils me fai-saient poireauter depuis deux mois pour me dire
qu'ils allaient passer mon droit de réponse dans le courrier des
lecteurs.
Cela
a-t-il changé tes rapports avec Dave ou Krist?
Pas du tout. Au contraire, les seuls envers qui ça m'aurait fait
chier, c'étaient eux, j'ai eu Krist au téléphone deux jours
après, je me suis expliqué, et il m'a dit qu'il savait qui
j'étais et de quelles photos je disposais. Il a parfaite-ment
compris. Ce qui était pénible aussi, c'est que, généralement,
quand un pote à toi meurt, personne ne le -sait. C'est privé et
tu nas pas nécessairement envie de le clamer sur tous les
toits. Alors que, là, comme c'était quelqu'un de connu, tout le
monde venait me voir pas forcé-ment par mauvais esprit
d'ailleurs pour me demander si je me doutais qu'il allait le
faire, patati patata. Au bout d'un moment, ça désincarne
complètement la personne avec qui tu entretenais des relations
amicales. J'admirais l'artiste, mais le côté supra naturel de
la rockstar n'avait plus d'effets sur moi.
Quand
et comment as-tu appris sa mort?
Je bossais à mon studio et ma copine m'a appelé pour me dire
qu'elle avait entendu aux infos que Kurt Cobain s'était
suicidé. Après, le téléphone n'a pas cessé de sonner. Ça a
duré toute la nuit, parce qu'ensuite les Américains s'y sont
mis a cause du décalage horaire. Tout ça au milieu d'un
déménagement, du tournage de mon premier clip et d'un papier
sur Bashung avec photo en couverture de Best.
Ce
surcroît de travail t'a-t-il permis de mieux supporter sa
disparition en te faisant penser à autre chose ou as-tu été
rigoureusement incapable de bosser?
Quand une équipe de tournage a été mobilisée pour tel joui,
tu ne peux pas te permettre de tout bloquer. Il faudrait vraiment
que ce soit un cas de force ultra majeure pour que tu puisses
tarretter de travailler alors tu as d'autres gens qui
attendent après toi que ce soit l'équipe de tournage ou le
magazine qui veut sa couverture. Mais, quelque part, ce n'était
pas plus mal, parce que ça m'a effectivement évité de trop y
penser. Après avoir fini tout ce que j'avais à faire, j'en
avais marre, je me suis cassé au Portugal, et c'est là que j'ai
commencé à réaliser véritablement ce qui s'était passé.
J'avais amené des cassettes contenant des morceaux de Nirvana et
je ne pouvais absolument pas les écouter J'ai encore du mal
aujourd'hui, d'ailleurs : je trouve toujours ça aussi beau, mais
ça me colle immanquablement le blues.
As-tu
pensé un moment à prendre l'avion pour aller à la veillée
funèbre?
Non, je suis anti-enterrements je ne suis même pas allé à
celui de mes parents. Le dernier hommage, ce n'est pas ma vision
des choses. Alors, quand ce genre de cérémonies, qui est déjà
très pénible dans l'intimité, devient une espèce de grand
show médiatique, non merci!
Quels
sont tes morceaux favoris de Nirvana?
C'est difficile à dire, comme pour les Pixies, les Stones ou les
Beatles, parce que Kurt a écrit un paquet de grandes chansons.
J'aime beaucoup « Sliver »« Lithium » .... dans les mid-tempo
« Heart Shaped Box »... et dans les plus lents « All Apologies
».
Est-ce
qu'il y en a qui te gavent carrément?
Non. En général, j'aime moins les morceaux qui partent trop en
délire, comme « Endless Nameless ». Je suis sûr qu'un gamin
de seize ans qui découvre Nirvana va flasher là-dessus, parce
que c'est vrai que c'est bien, mais j'ai déjà entendu ça avec
les Stooges. Mais ça ne m'a jamais gavé il n'y a pas un seul
morceau à jeter dans l'oeuvre de Kurt Cobain.
Faisais-tu
attention aux paroles ? Parfois, elles sont assez énigmatiques !
L'avantage avec la musique anglo-saxonne, c'est qu'on peut très
bien ne pas en comprendre le sens si on ne fait pas attention. Il
y a toujours un moment où je me pose la question de savoir de
quoi parle une chanson, et, une fois que je le sais, je peux ne
plus l'écouter que d'une manière musicale. Je me souviens des
disques que j 'écoutais quand j'étais môme, et même si à
l'époque, je ne parlais pas un mot d'anglais, j'arrivais à
comprendre grossièrement de quoi ça parlait. Plus tard, en
relisant les paroles, je m'apercevais que ce n'était pas
toujours exactement ce que je croyais, mais je n'en étais pas Si
loin que ça non plus. C'est l'une des grandes forces de la
musique : elle passe au-delà des paroles, même s' est
préférable de les comprendre. Mais je ne pense pas que le type
de paroles que Kurt écrivait se prêtait à une analyse ou
véhiculait un message particulier.
Oui,
mais le propre du fan, et, par extension, du journaliste, c'est
d'essayer de décrypter les paroles!
Sting, lui, écrit des chansons qui disent quelque chose, même
si c'est assez parabolique. Alors que Kurt, c'était plutôt
l'école Dylan, une espèce de délire verbal impressionniste.
Dans « Smells Like Teen Spirit », par exemple...
Il
dit des trucs que je ne comprends absolument pas !
Mais il ne faut pas chercher
Ça
me rassure !
Non, enfin, moi, je ne crois pas... à moins de préparer une
thèse de lettres sur ses oeuvres...
Nos
lecteurs nous demandent souvent de traduire ses textes, et,
franchement, on hésite !
A mon avis, c'est à éviter Sting et Springsteen sont
typiquement le genre d'artistes quon peut traduire, parce
qu'ils racontent une histoire. Alors qu'avec Kurt ou Dylan, ça
ne veut plus rien dire. Kurt utilisait tel mot parce qu'il
sonnait bien en anglais, mais, dans une autre langue, sa
traduction ne son-nera plus du tout. Donc, Si tu voulais traduire
vraiment, il faudrait que tu arrives à trouver un mot de même
sens et de même sonorité tu peux y passer une vie entière et
ce sera raté à l'arrivée ! Traduire texto du Nirvana, c'est
aller au-devant du ridicule et déva-luer le tra-vail de Kurt.
Y
a-t-il a album Nirvana que tu préféres ?
Celui que j'emporterais sur une île déserte ? Ce serait
Nevermind. Je les aime bien tous, mais s'il fallait que je n'en
choisisse quun seul, ce serait celui-là. In Utero est plus
intéressant musicalement, mais Nevermind, c'est plus qu'un
disque, c'est une borne de ta vie.
Que
penses-tu des Foo Fighters?
Je les trouve excellents. Dave m'a vraiment épaté. Je savais
qu'il avait du talent, parce que, comme batteur, il était
monstrueux, et, lorsque j'ai entendu dire qu'il allait monter un
groupe et se mettre au chant et à la guitare, je pensais que ce
serait sympa, mais pas aussi carton. Je n'imaginais pas
quun mec qui était un aussi bon batteur pouvait sortir un
album un an plus tard, jouer aussi bien de la guitare, écrire
d'aussi bonnes chansons et chanter aussi bien. En fait, il a
encore plus de talent que je ne le soupçonnais.
Penses-tu
qu'il était sous-exploité dans Nirvana, notamment au niveau des
compositions?
Je ne crois pas que les morceaux des Foo Fighters auraient
déshonoré les albums de Nirvana, mais je ne sais pas si la
manière d'écrire de Dave aurait réellement pu sinscrire
dans la direction que prenait Kurt. Lou Reed, dans le Velvet
Underground, était un excellent compositeur, et John Lennon
aussi. Cela signifie-t-il que les chansons de John Lennon
auraient fait de grands morceaux du Velvet Underground ? Je n'en
suis pas si sûr. Je prends un exemple extrême, mais je ne vois
pas comment les compos de Dave auraient pu s'intégrer à
Nirvana.
Et
Sweet 75, tu as écouté?
Non, mais je ne me hasarderais pas à faire de pronostics,
puisque sur les Foo Fighters je m'étais planté. J'ai presque
envie de dire que c'est un album que j'ai écouté avec un a
priori défavorable, et j'ai été obligé de reconnaître que
c'était un disque qui tenait debout sans les béquilles Nirvana.
Est-ce
que toi, en tant qu'ami, tu as eu droit à des confidences? Parce
que ni Dave ni Krist n'a fait le moindre commentaire officiel
concernant la tragédie...
Si, ils ont dit qu'ils ne comprenaient pas, que c'était
horrible... que veux-tu qu'ils disent de plus ?
Apparemment,
ils ont des informations qu'ils gardent sous le coude, ce qui se
comprend totalement...
Bien sûr. Quand on voit le merdier que c' est, on n'a pas envie
d'en rajouter. Qu'est-ce que ça changerait ? Il est mort et il
n'a pas organisé un meeting pour se suicider. Tu peux te
rappeler de ce qu'il était, sans nécessairement vouloir
expliquer quoi que ce soit. Et puis, s'ils avaient effectivement
des informations qu'ils gardent pour eux, ce serait
obligatoirement du déballage de linge sale, et il vaut mieux le
laisser où il est. Monter un bon groupe et faire un bon disque
qui fait honneur à la mémoire de Nirvana, ça c'est une
démarche positive. Donc, ou ils ne savent rien, ce qui est
possible, vu que Kurt était assez solitaire, ou ils savent des
choses et ils ont bien raison de la fermer. Ce ne serait pas
très respectueux envers Kurt. S'il avait aimé faire parler de
lui, à la limite, on pourrait dire qu'on respecte sa mémoire en
continuant a le faire mousser. Mais pourquoi quelqu'un d'aussi
discret que Kurt devrait-il devenir la proie des magazines à
sensation, alors qu'il ne voulait déjà pas l'être de son
vivant ? A la place de Courtney, moi, je fermerais ma gueule !