Interview remontant à février 1994 alors que Nirvana se trouvait en Europe pour ce qui s'avérerait être sa dernière tournée...


Votre musique offre à ses auditeurs le plaisir puissant et simple du rock'n'roll, alors que tant de groupes semblent avoir du mal à obtenir ce résultat. A quel point êtes-vous fier du travail de Nirvana?

Kurt : Même s'il y a une certaine satisfaction égoïste à voir que des gens achètent votre disque et viennent vous voir jouer, ce n'est vraiment rien par rapport au plaisir d'entendre un groupe jouer une chanson que vous avez composée. J'aime bien jouer ces chansons avec un bon batteur et un bon bassiste. A part ma femme et ma fille, il n'y a rien qui m'apporte autant de plaisir. Je suis extrêmement fier de ce que nous avons réalisé ensemble, mais je ne sais pas combien de temps nous pourrons continuer en tant que Nirvana sans un changement de direction radical. J'ai beaucoup d'idées et d'ambitions musicales qui n'ont rien à voir avec la conception de masse du grunge qui a été imposée au public ces dernières années. Est-ce que je pourrais faire tout cela en tant que membre de Nirvana? Cela reste à voir. Pour être juste, je dois dire que je sais que tant Krist que Dave ont eux aussi des idées qui pourraient ne pas marcher dans les limites de Nirvana. Nous sommes tous las des étiquettes. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point c'est paralysant.

Vous vous êtes montré parfaitement clair sur le fait que vous n'êtes pas particulièrement heureux d'être une "rock star", mais il est évident à l'écoute de morceaux de In utero comme Heart-Shaped Box ou Pennyroyal Tea que vous êtes un compositeur de talent. L'écriture reste-t-elle un plaisir et une satisfaction pour vous?

Kurt : Je pense qu'il y a moins de plaisir et de satisfaction dans l'écriture dès qu'on la conçoit comme une partie de son métier. L'écriture n'est pas un métier, c'est une expression. Les séances de photos, les interviews... ça c'est mon métier.

Vous êtes vraiment un interprète passionné. Est-ce que vous ressentez la tendresse et la rage de vos chansons lorsque vous les interprétez?

Kurt : C'est difficile, parce que ce sentiment, que ce soit la tendresse, la rage... s'exprime dans l'écriture de la chanson. En un sens, je recrée simplement la pureté de cette émotion particulière à chaque fois que je joue cette chanson particulière. Et même s'il est de plus en plus facile d'invoquer ces émotions avec de l'expérience, ça reste un peu malhonnête, parce qu'on ne peut jamais recapturer tout à fait l'émotion d'une chanson à chaque fois qu'on la rejoue. L'interprétation véritable nécessite une dose de comédie que j'ai toujours voulu éviter.

Ce doit être vraiment étrange pour Nirvana de jouer dans des stades. Comment abordez-vous de telles foules?

Kurt : Bien mieux qu'avant. Quand nous avons commencé à avoir du succès, j'étais extrêmement critique envers les gens dans le public. Je les jugeais tous par rapport à une sorte d'éthique punk. J'étais furieux de voir que nous attirions et jouions pour des gens contre lesquels une partie de ma musique avait précisement été composée. Maintenant, j'accepte beaucoup mieux les gens pour ce qu'ils sont. Je n'ai rien à leur dicter, mais je dispose d'une plate-forme pour exprimer mon point de vue. Au moins, j'ai toujours le dernier mot.

Il y a un travail superbe dans vos chansons, et, dans le même temps, il semble que vous adoriez tout simplement frapper une guitare. Est-ce que la guitare est un plaisir pour vous, ou est-ce que vous vous battez avec l'instrument?

Kurt : La bataille est le plaisir. Je suis l'anti-guitar hero : je sais à peine m'en servir. Je suis le premier à admettre que je ne suis pas un virtuose. Je ne peux pas jouer comme Segovia. D'un autre côté, Segovia n'aurait probablement jamais pu jouer comme moi.

Avec Pat Smear à la guitare pour la tournée, est-ce que votre approche de l'instrument a changé?

Kurt : Pat est extraordinaire depuis le premier jour. En plus d'être un ami proche, il a fait son trou dans notre musique et complète ce qui existait déjà, sans nous forcer à des changements. Même si je pense que je ne serai jamais Mick Jagger, avoir Pat sur scène m'a permis de me concentrer un peu plus sur mon lien avec le public. Je pense qu'il a fait progresser notre show de 100 %.

Sur In Utero et en concert, vous jouez certains des plus puissants "anti-solos" jamais tirés d'une guitare. Qu'est-ce qui vous vient à l'esprit lorsqu'il est temps de laisser parler la guitare?

Kurt : Bien moins que vous ne pourriez imaginer.

Krist et Dave aident énormément à donner vie à vos chansons. Comment décririez-vous le rôle de chaque musicien, vous inclus, dans le son de Nirvana?

Kurt : Même si je peux faire pas mal de choses en changeant les canaux de mon ampli, c'est Dave qui donne vraiment du corps à la dynamique de nos chansons. Krist est excellent pour maintenir un rythme à peu près régulier à l'ensemble. Je suis juste le chanteur folk au milieu de tout ça.

Nevermind a changé votre vie de façon radicale, mais le fait d'avoir Courtney et Frances Bean doit vous permettre de garder le sens des proportions. Jusqu'à quel point appréciez-vous la vie de famille?

Kurt : Il n'y a rien de plus important au monde. Jouer de la musique est ce que je fais, ma famille est ce que je suis. Quand tout le monde aura oublié Nirvana et que je jouerai dans une tournée revival en première partie des Temptations et des Four Tops, Frances Bean sera toujours ma fille et Courtney sera toujours ma femme. Il n'y a rien de plus important pour moi.