Un matin
d'avril 1994, Kurt Cobain, leader du groupe "Nirvana",
est trouvé mort à son domicile, tué à bout portant d'une
balle dans la tête. Il laisse derrière lui une veuve, Courtney
Love, et une enfant, Frances Bean. Les faits paraissent faciles
à établir : la police conclut au suicide. Pour toute une
génération, la mort de Cobain constitue un électrochoc. Le
chanteur incarnait le mouvement grunge, et la révolte de
millions de jeunes en panne d'avenir.
Aujourd'hui, sur Internet, commence "l'Affaire Cobain".
Tom Grant, détective privé recruté par Courtney Love quelques
jours après la mort de son mari, l'affirme haut et fort : Cobain
a été assassiné ! Le monde des fans du créateur de Nirvana
entre en ébullition.
Pour la première fois, ce livre présente toutes les pièces du
dossier, des rapports du FBI aux notes personnelles de Tom Grant,
en passant par les courriers de Courtney Love. Sur le réseau
informatique mondial, les admirateurs de Cobain interviennent
dans le débat et, comme l'avaient fait avant eux ceux d'Elvis
Presley, entretiennent la polémique comme on nourrit un
brasier...
Le culte posthume de Cobain tourne au polar... Est-ce vraiment
surprenant ? L'idole laisse un vide immense, que seule la folie
peut combler. En ce domaine, les textes rassemblés ici montrent
que la veuve aussi bien que le détective disposent de ressources
abondantes. Cette hystérie mérite, autant que le héros qui
l'inspira, un moment de réflexion : elle constitue le véritable
sujet de ce livre. * * *
Ce livre
nous parle de la vie et de la mort. Le héros de l'histoire, Kurt
Cobain, leader du groupe "Nirvana", décide un jour de
préférer la seconde à la première. En appuyant sur la
détente de son fusil, il ne proclame rien, ne jette au monde
aucun message. Sa mort ne sera pas un manifeste.
Non, Cobain en finit avec l'existence comme on arrête
l'héroïne. Pour lui, le suicide est une désintoxication
radicale ; il vous coupe à jamais de cette drogue, la plus
pernicieuse de toutes, qui s'appelle la vie. C'est un point de
vue révolutionnaire sur la question. Pourtant, les commentateurs
et journalistes commis d'office qui ont "couvert" la
mort de Cobain dans les médias grand public n'y ont vu que du
feu : pour eux, le leader de Nirvana est mort comme un suicidé
ordinaire, dans un simple spasme de désespoir.
Tout s'éclaire si l'on veut bien se rappeler la célèbre image,
considérée comme scandaleuse, qui illustrait la couverture de
l'album Nevermind. Un bébé nage sous l'eau. Il arbore déjà,
sur sa face rondelette, le sourire des gens heureux. Ce bébé
est visiblement optimiste. D'ailleurs, la vie l'aime : elle lui
offre, à quelques brasses, un billet d'un dollar. Mais il ne
voit pas que l'argent est accroché à un hameçon. Alors, la
bouche grande ouverte, prêt à happer la vie, il nage vers sa
bonne fortune...
Telle est la parabole de Nirvana. La vie est un leurre
terriblement attirant. Mais elle vous ferre, vous accoutume et,
finalement, vous rend "accro". Cette dépendance ne
s'abolit que par la mort.
Illustrons cela différemment... Voici le genre de propos que
Kurt Cobain a sûrement entendus, pendant les jours qui ont
précédé sa mort, alors qu'il séjournait à Exodus, un centre
de désintoxication pour drogués :
La drogue ne résoudra pas vos problèmes. Si vous voulez
vraiment décrocher, vous devez prendre conscience qu'elle vous
détruit, que les jouissances qu'elle vous procure ne sont que
fallacieuses. La drogue est un poison. Peu à peu, elle vous
coupe des autres et du monde. Et à la fin, elle vous laisse sur
le carreau, vidé comme un simple sac de toile. La drogue est un
écran que vous placez entre le monde et vous pour ne pas vous
confronter à la réalité...
Prenons à présent le même texte, en remplaçant simplement le
mot "drogue" par "vie".
La vie ne résoudra pas vos problèmes. Si vous voulez vraiment
décrocher, vous devez prendre conscience qu'elle vous détruit,
que les jouissances qu'elle vous procure ne sont que
fallacieuses. La vie est un poison. Peu à peu, elle vous coupe
des autres et du monde. Et à la fin, elle vous laisse sur le
carreau, vidé comme un simple sac de toile. La vie est un écran
que vous placez entre le monde et vous pour ne pas vous
confronter à la réalité...
Pour Cobain, la vie, c'était exactement cela : un bonheur
impossible à supporter. Cet homme possédait un trésor : une
petite fille nommée Frances Bean. Des millions de jeunes
aimaient sa musique. L'argent ne venait jamais à lui manquer.
Tout cela ne pouvait que se dégrader, en vertu de cette loi
universelle selon laquelle toute structure, géologique,
biologique, sociale ou culturelle, tend vers sa propre
désorganisation. C'est ce que les physiciens appellent entropie.
De cette loi, on peut déduire qu'il n'est de bonheur qui ne
s'auto-détruise immanquablement, même s'il y faut du temps.
Mais rien n'empêche d'accélérer le mouvement.
La peur de l'entropie précipita Cobain dans le vide. Comme
l'écrivit Serge Gainsbourg dans un autre contexte : il faut fuir
le bonheur avant qu'il ne se sauve... * * *
Kurt
Cobain a grandi non loin de la frontière canadienne, à
Aberdeen, petite ville de l'État de Washington. Il n'a que huit
ans quand ses parents se séparent, après des mois passés à se
lacérer le coeur. Cobain en restera griffé à jamais.
Plus tard, semblant venir compenser ses détresses d'enfant, le
succès le frappe comme la foudre. Le groupe Nirvana, qu'il a
créé, triomphe sans que personne l'ait prédit, grâce à
l'album Nevermind, vendu à plus de dix millions d'exemplaires
dans le monde. Du jour au lendemain, Kurt Cobain devient le
porte-parole de toute une génération. Sa musique ouvre la voie
à d'innombrables autres groupes "underground" : le
mouvement grunge est né...
Le
mouvement grunge affirme, sans jamais en faire une théorie,
qu'il faut se servir de son corps et de son esprit pour illustrer
la loi de désorganisation de la matière. Le grunge est une
forme de body art. La crasse, la saleté, la graisse, les
pellicules, lui servent à renvoyer à chacun l'image de sa
propre déstructuration, acceptée et accélérée pour les
besoins de la démonstration.
Les punks disaient "No Future !", et c'était pour eux
un mot d'ordre, une revendication. Les grunge disent "No
Hope !", pas d'espoir, et c'est pour eux un abandon. La
matière les a vaincus. Ils ne lui opposent que le laisser-faire
: laisser faire le temps, laisser faire le corps, laisser faire
la vie.
"Cobain
au Nirvana" est un livre grave. Il décrit l'échec d'une
société dans laquelle des jeunes peuvent voir dans le suicide
une forme de remède banalement, bêtement, analgésique.
Cobain est mort. Mais son suicide le dépasse. D'autres que lui,
qui l'adulaient, ont pensé que si leur idole en venait à une
telle extrémité, ils n'avaient, eux si faibles, si
désemparés, plus qu'à en faire autant. Pourtant, contrairement
à celui de certains gourous, qui entraînent leurs fidèles dans
la mort, le suicide de Cobain n'avait rien de directif. Le
chanteur n'a jamais dit "Faites comme moi", et tout
semble indiquer qu'il pensait, au contraire : "Ne me suivez
pas. Restez là."
Mais, abrutis de douleur, les fans n'ont pas compris. Certains,
à leur tour, ont pressé la détente.
Il faut aujourd'hui leur dire que Cobain est mort pour qu'ils
n'aient pas à le faire. Kurt, emblême christique des paumés et
des laissés-pour-compte, a déjà tout dit, en un seul geste. Il
a assumé par sa mort individuelle et physique la mort collective
et virtuelle d'une génération. Sur les plateaux de la même
balance, aucun autre suicide de jeune ne fera plus jamais le
poids.
Par la grâce de son immolation, les jeunes qui se retrouvaient
en Cobain sont symboliquement morts. Il leur reste à renaître.
Puissent-ils désormais honorer l'icône de leur dieu en se
disant que celui-ci a "pris sur lui" leurs fautes et
leurs détresses, et que tout nouveau suicide constituerait un
crime contre sa mémoire.
Frédéric
LEPAGE